Un modèle à suivre — 2002


Dans ce faux guide touristique, neuf artistes proposent un parcours dans Joliette, invitant d'éventuels visiteurs à voir la ville autrement. Modèle à suivre, l'un de ces parcours, décrit notamment la découverte de dessins érotiques d'un clerc de Saint-Viateur célèbre de la ville, et la déambulation qu'entraîne cette découverte.

Dans Le petit Joliette illustré, publié par Les Ateliers convertibles (texte et photos, non paginé, 10 pages)

PROJET SUIVANT

Extrait 1

C'est vers deux heures du matin que j'arrive au gîte, sur la rue Base-de-Roc, à Joliette. On m'y attendait à l'heure du souper, mais une fête de dernière minute pour souligner le départ d'une collègue de travail m'a retardé. J'ai appelé, bien sûr, pour dire que j'arriverais de nuit. Accommodante, la propriétaire a répondu qu'elle laisserait pour moi la porte débarrée, puis m'a expliqué où se situait ma chambre dans la maison.

J'entre sur la pointe des pieds, traverse sans faire de bruit l'espace éclairé par quelques veilleuses, monte l'escalier et dépose mes bagages. De ma valise verte, je sors un pyjama de gros coton, l'enfile et m'étends sur le lit, où je reste de longues minutes sans bouger, les yeux grands ouverts.

Être dans un lieu complètement intime dont je ne connais rien m'empêche de trouver l'indifférence nécessaire pour m'abandonner au sommeil. Je me dis que mon esprit serait plus tranquille si j'avais au moins quelques indices pour m'inventer une histoire de la vie dans cette maison.

Je descends l'escalier et me mets à scruter les objets dans la pénombre : des assiettes et des tasses roses et translucides dans un vaisselier illuminé, un récamier en velours, de petits tableaux représentant de grands voiliers d'oiseaux. Rien de très éloquent... Jusqu'à ce que je tombe, dans le salon, sur ce que je vois comme un premier indice : trône seul, sur la bibliothèque laquée noire, un angelot de plâtre blanc, ailes repliées et yeux clos, étendu de tout son long sur L'Amant de Marguerite Duras. Dans le boudoir, un autre indice : sur le pied d'une lampe en forme d'ombrelle (sous laquelle est assise une poupée de porcelaine vêtue d'une robe paysanne à carreaux) est coincée une carte funéraire où l'on voit le visage d'un jeune homme flottant dans le ciel au-dessus du rocher Percé. C'est assez pour que je m'invente un drame : un amant disparu, un fils mort dans un accident d'auto. Et je m'endors.




Extrait 2

Des clochettes sonnent quand nous ouvrons la porte. Tout de suite Michaël reconnaît le jeune homme qui nous accueille. Ils se saluent chaleureusement, puis nous entrons dans le studio. C'était un de ses camarades à l'Académie Antoine-Manseau. Neveu du propriétaire, il reprend petit à petit le commerce de son oncle, qui passe désormais ses hivers en République dominicaine.

Michaël est vêtu d'un pantalon de velours côtelé noir. Je veux qu'il porte un jean pour la photo. Le photographe me demande de choisir la toile de fond. J'opte pour celle qu'il utilise d'habitude pour les photos de famille. Dans la salle de bains, Michaël se déshabille. Je l'y rejoins, enlève mon jeans. Il enfile mon pantalon, et moi le sien.

Pendant que le photographe ajuste ses éclairages et mesure l'intensité lumineuse, j'explique à Michaël les positions. Le photographe est d'une efficacité redoutable et Michaël, torse nu, tient merveilleusement la première pose, hanché comme il faut, et rêveur. Pour la deuxième, je lui demande d'enlever le jean et de ne garder que le slip. Tandis que je précise avec lui la position des jambes, les clochettes retentissent. Le photographe s'excuse auprès de nous et va répondre au comptoir. Du studio, nous entendons le dialogue du photographe et d'un homme qui demande conseil. Il veut faire la plus belle carte funéraire pour son fils. Ils choisissent ensemble une photo où le jeune homme, légèrement de profil, est à la fois serein et moqueur, ainsi qu'une courte prière, sobre et pleine d'espérance.

Je profite de ce moment d'immobilité pour apprécier la nudité de Michaël : la franche saillie de sa clavicule, l'ondulation subtile des muscles de ses bras, le dessin pâle de ses poils sus-pubiens, le bout de ses doigts touchant son slip noir. Les clochettes tintent de nouveau et le photographe réapparaît. Parlant avec enthousiasme des aménagements qu'il veut apporter au studio, il fait des prises de vue sous différents angles.

*

Nous faufilant derrière les toiles du studio, nous découvrons un passage qui mène à l'appartement du photographe, où règne une atmosphère presque monacale. Il nous tend à chacun un verre de bière rousse et nous nous assoyons, moi sur le coffre en chêne, Michaël sur le divan-lit noir, et lui par terre.

Michaël et le photographe se donnent quelques nouvelles de leurs anciens camarades, dont plusieurs sont partis pour Montréal. Puis ils commencent à raconter leurs frasques du secondaire : le persil qu'ils avaient vendu croyant que c'était de la marijuana, les feux de cravates qu'ils faisaient au collège pour faire enrager les frères... Je les écoute distraitement, captivé par le crâne en plastique que j'ai trouvé dans une boîte à chapeau sans couvercle posée près du coffre. Je glisse mes doigts dans les orbites, les retire, puis les glisse de nouveau, essayant d'imaginer l'effet de cette profonde caresse.