Le tombeau des amis — 2001


Ce projet liant texte et photos évoque par petites touches, la fin d'une amitié.

Dans « Dazibao célèbre ses vingt ans », journal spécial inséré dans Le Devoir, éditions Dazibao.

PROJET SUIVANT

Texte intégral

Je creuse ce tombeau pour y déposer l'ombre de notre amitié.


Nous avons trois ans. Je t'emmène dans le champ derrière chez moi. Y gît un aigle à tête blanche. Nous le couvrons entièrement d'une boue de ta fabrication contenant du gravier, des herbes et des fleurs.


Nous avons six ans et sommes étendus côte à côte sur nos serviettes pour la sieste. Le linoleum froid de la maternelle nous glace le dos tandis que le soleil, entrant de toutes parts dans le bâtiment moderne, chauffe nos poitrines.


On les admire, les grands arbres dont les feuilles nouvellement écloses se découpent sur l'azur comme des milliers de jeunes papillons. Mais pour les radicelles, qui creusent vaillamment la glaise noire, enserrant dans leurs pattes fines de grosses roches aux contours irréguliers, pas une pensée.


Nous avons dix ans. Notre professeur nous demande de jouer dans Les Santons de Provence, qu'elle monte pour Noël. Vêtu de la robe de noces de ma mère, tu joues le rôle de Mireille, ma fiancée.


Vous habitez juste en face des Anglais dont le fils cadet s'est suicidé.


Nous avons douze ans. Ton père, inquiet, me conduit dans le sous-sol du bungalow, où tu te terres depuis des semaines. J'interromps la descente de l'escalier au moment où je t'aperçois, dans l'obscurité, les yeux très bleus, mais livide, assis par terre au milieu de fils courant en tous sens, d'ampoules lumineuses multicolores, de boîtes électriques et de panneaux de contreplaqué.


L'écurie du collège fume encore. Le frère titulaire, aux lunettes en fond de bouteille et aux cheveux hirsutes, raconte à voix basse les hennissements effroyables des chevaux à l'agonie.


Nous avons treize ans. Dans l'obscurité de la salle de cinéma, nous pensons aux messages télépathiques étonnants que nous nous sommes envoyés tout l'après-midi : des chiffres, des lettres, des sigles sans signification.


Nous avons quatorze ans et nous mangeons des rangées de biscuits au beurre d'arachides pour combler le désert venteux qui grandit en nous à cause des longues prières que nous faisons côte à côte, tous les soirs en revenant de l'école, dans un local désaffecté situé devant un concessionnaire Oldsmobile.


J'ai longuement hésité avant de te prêter mon scooter. Tu roules prudemment sur le boulevard longeant le centre commercial quand la roue avant se coince dans une longue fissure de l’asphalte. Tu perds le contrôle du guidon et tombes sur le côté dans un grand fracas. Le bouton de démarrage, le phare et le garde-boue, en plastique, sont brisés.


Nous avons quinze ans. Dans la cuisine d'été de la grande maison de Kamouraska, Geneviève nous prend en photo. Les vents coulis effacent peu à peu les marques qu'ont faites cette nuit sur nos joues les vieilles catalognes. Nous avons tous deux rêvé que nous étions coupables d'un meurtre et que nous avions jeté le cadavre dans le fleuve. J'ai envie d'une tartine à la confiture de petites fraises des champs. Je pointe du doigt un couteau propre au bout de la table. Tu regardes mon doigt, puis me regardes, l'air de ne pas me connaître : tu refuses d'étirer ton bras pour saisir le couteau.


Ça s'est écoulé sans bruit. Des ondes sèches, du sable crevé, des miettes noires.


Nous avons seize ans. Mettant nos mains en forme d'écuelles, nous puisons chez toi, dans la piscine hors-terre, de l'eau chlorée que nous nous donnons réciproquement à boire.


Ton père, récemment divorcé, a acheté une rallonge pour pouvoir traîner le téléphone jusqu'au salon où, étendu de tout son long sur le divan de cuirette beige, il parle avec une vieille fille au charme sombre, pendant des heures, en frottant sa moustache grise contre le plastique du combiné.


La foudre a déraciné l'orme. Il est tombé sur la grange, défonçant la toiture de tôle. Les enfants glissent dans le trou et y jouent au restaurant en laissant les radicelles amollies leur chatouiller le dos.


Nous avons dix-huit ans. Tu dors dans ton lit de banlieue sans savoir que j’ai donné trois cailloux à l’homme qui se fait une gloire de lire des poèmes complètement nu sur des scènes clandestines. Dès la nuit tombée, il lance les cailloux sur la fenêtre du logement de celle qui bientôt ne t’aimera plus.


Nous avons vingt ans. Tu me souris de plus en plus souvent en écarquillant les yeux et en plissant le front d’étrange façon. Le bail que nous avons signé à l’encre verte est échu. Tu sors les meubles de ma chambre et y installes l'apollon auquel je rêve toutes les nuits en pleurant.


Le vent se lève, devient une brise, puis tombe, rampe, et se gonfle de nouveau, gifle, claque, fait hurler les bois.


Nous avons vingt-trois ans. On m'apprend qu'on t'a amené à hôpital il y a trois jours, en proie aux fièvres folles de la malaria. Tu aurais tant maigri qu'on craint pour ta vie. Je fais mes bagages en vitesse et prends le premier train pour Montréal. Au bout du long trajet, j'entre dans ta chambre silencieuse en tremblant. Tu dors. Je te veille pendant plusieurs heures en te regardant intensément. Je sens en moi irradier l'amour. Ta mère arrive, prend le relais. Je laisse sur ta table de chevet les derniers numéros de notre magazine préféré, pleins de photos verdâtres et floues de villes au crépuscule et de grèves glaiseuses. Tu superposeras longtemps à tes souvenirs africains ces couleurs et ces images.


Nous avons vingt-six ans et participons à une réunion bizarre dans le sous-sol d'une maison victorienne. L'animateur se tient debout, et sont assises autour d'une table de mélamine blanche dix personnes dont un parent ou un ami est suicidaire. Une mère de soixante-dix ans parle avec un calme étonnant de sa fille qui a tenté de se suicider trois fois et qui lui téléphone presque toutes les nuits pour lui demander de venir recueillir ses enfants. Étouffés par les sanglots, nous ne réussissons pas à expliquer pourquoi nous assistons à la réunion.


Dans l’autobus bondé, je suis assis en face d’un homme au sourire distrait qui fait papillonner son regard d’un passager à l’autre, tenant ouvert, à la hauteur de son cœur, un polar intitulé Un deuil dangereux.


Nous avons vingt-neuf ans et dormons à l'hôtel, dans le même lit. Par inadvertance, mon pied frôle le tien. Je sens pour la première fois que tu as peur. Tu seras bientôt papa.


Nous avons trente-trois ans et patinons côte à côte dans un soleil de miracle toute la journée. Pour une fois, nous ne parlons pas de nos rêves impossibles mais plutôt d'aigles, d'écuries, de prières, d'eau chlorée. Le soir, mon visage rougi est couvert de cloques.


Le professeur de biologie tire délicatement sur la tige d’un sceau-de-salomon et l’arrache de terre pour montrer aux téléspectateurs son rhizome particulier. Le caméraman fait un zoom-in. On voit bien sur le rhizome la succession des renflements. Ces cicatrices, comme les appellent les botanistes, indiquent l’âge de la plante.


Nous avons trente-cinq ans et sommes assis face à face dans un restaurant japonais. Une vitre épaisse est posée sur la table. Je glisse l'ongle de mon pouce entre la vitre et la table dans un mouvement de va et vient, en t’écoutant comparer notre amitié à la relation de la girafe et du pique-bœuf. Nous buvons une dernière gorgée de thé, puis nous nous levons, prenons chacun un bonbon dans un petit bol à côté de la caisse et sortons. Au moment de nous séparer, tu me souris en écarquillant les yeux et en plissant le front d’étrange façon.