Tes airs de personne — 1986
Courts récits qui font écho à l'œuvre de la photographe Raymonde April en mettant l'accent sur la sensibilité du regard et le rapport au quotidien.
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Dans Raymonde April - Voyage dans le monde des choses, Musée d'art contemporain de Montréal (p.16-27)
Extraits
Le soleil se lève sur la ville. Une lueur rouge encercle la montagne. Raymonde, en voyant cela, penserait tout de suite à l’incendie magique du restaurant grec, rue Prince-Arthur, dans la nuit du jour de l’An. Mais elle dort. Elle n’a pas bougé de la nuit car elle se réveille exactement dans la même position que la veille.C’est le matin. La journée commence à peine que le désordre rend la vie impraticable. Elle doit dégarnir la table et remettre chaque chose à sa place.
Elle suit le fil du désordre, jette le journal, relit la lettre de Michèle, reclasse les disques en ordre alphabétique, replace les coussins du sofa, regarde de nouveau ses dernières photos, les remet dans la boîte, lave la théière, nettoie la table à café, et en arrive au milieu de la cuisine sans raison avec un soulier dans les mains, comme si l’objet n’avait ni lieu ni sens. Elle s’étonne en voyant les nombreuses égratignures sur le cuir verni vert de ce soulier neuf.
Elle s’étourdit et tourne encore, fait bouillir de l’eau pour rien et danse un peu devant le miroir de sa chambre.
Il fait chaud, elle peut enfin enlever sa veste autrichienne. Il est dix heures et déjà elle renonce à la course aux objets perdus et retrouvés.
***
Raymonde, par un bel après-midi, décide de réparer la fenêtre brisée de la porte d’entrée. Marteau, tournevis, pince et ciseau à bois.
Elle enlève d’abord les quelques morceaux de vitre coincés dans le cadre, en faisant bien attention de ne pas se couper. Elle retire ensuite les quatre moulures du cadre et y place la nouvelle vitre. Il faut alors reclouer les quatre moulures du cadre pour bien tenir la vitre en place. Mais Raymonde a très peur de donner un coup de marteau dans la vitre et de la faire voler en éclats. Elle frappe doucement sur les clous.
Ses mains s’emplissent de sueur.
***
Raymonde adore visiter son ami peintre.
Elle regarde ses mains et ses tubes, les croquis, les pinceaux, les taches, et surtout les tableaux inachevés.
En fermant les yeux, il lui parle des couleurs qu’il ajoutera. Il aime quand les couleurs se touchent, se mêlent et s’étendent.
Il se fait d’étranges couronnes, met des fruits sur sa tête, s’enveloppe de papier, souffle dans des trompettes en forme de coquillages ou tient sous ses aisselles de petits drapeaux.
Autour de lui, tout est prêt à devenir tableau.
Raymonde, elle, ne ferme jamais les yeux.