Le beau voyage éducatif 2004

Des fragments d'un journal éclaté sont présentés à rebours, de 2004 à 1983. L'intimité, ici, est dévoilée à travers des descriptions de paysages, familiers ou étrangers, de personnages, d'œuvres d'art, de moments partagés ou d'intuitions fugitives. Le fragmentaire permet de créer de la suspension et des collisions. Les réflexions courtes côtoient les notations; les lieux et les temps se télescopent pour former un ensemble poétique.

Sous la direction de France Choinière, Éditions Dazibao (p.27-80)

Le livre, créé en duo, inclut vingt collages de Serge Murphy.

PROJET SUIVANT

Extrait

1993


Perpignan, le 21 juin

Brume sur le château de Peyrepertuse. Par les meurtrières : du blanc à l’infini.

Céret, le 23 juin

À Collioure, une vieille femme dit à ses deux amies : « Allez, placez-vous devant le cactus, là. » (Il s’agit d’un palmier.) Les deux femmes obéissent, puis l’une se rebiffe. « Je déteste me faire photographier. » « Moi aussi », dit l’autre d’un ton peu convaincant, cherchant à rivaliser de modestie. Elle ajoute : « De loin, ça peut toujours aller, mais de près, je ne supporte pas. Je suis si laide. » Aucune de ses deux amies ne la contredit. Déçue, la photographe dit : « C’est bien beau, des paysages, mais une suite de vues de la mer sans personnage, ça devient monotone. » La fausse modeste l’approuve, mais la photo n’aura pas lieu : elles s’engagent déjà dans la promenade en béton qui surplombe la falaise.

Sant-Feliu-de-Guixols, le 24 juin

À Givonda, sur le balcon de son appartement, un jeune étudiant, yeux noirs et visage princier, suspend ses vêtements fraîchement lavés et tout blancs sur la corde à linge qui traverse la rue : chemises, camisoles, caleçons. Il rougit en me voyant l’observer.

Je lis Proust. Le narrateur est dans le train et se dirige, pour la première fois, chez les Verdurin.

En route vers Barcelone, je repense au beau prince de Givonda. Il avait vraisemblablement tordu ses vêtements à la main. « Ma mère a toujours dit que les anciennes machines à laver, avec tordeur, lavaient mieux que les machines modernes », dis-je à Serge. Il ne comprend pas pourquoi je parle de ça.

Barcelone, le 28 juin

Le voyageur s’émerveille devant tout : le soleil sur la robe blanche d’une fillette, la disposition des légumes sur les étals d’un marché, le regard oblique d’un jeune homme tenant El Païs sous son bras, une brise marine au bout d’une rue qui pue l’urine, le sourire d’une adolescente qui interrompt le baiser de ses amis amoureux et exige qu’ils l’embrassent sur-le-champ, la rumeur des passants sur les ramblas, le goût de l’eau fraîche après une grande soif…

Saisissants clochards de Barcelone. Celui qui, à genoux sur le trottoir, tend la main bien haut, dans une pose d’une noblesse admirable. Celui qui a les ongles vernis rouge vif et tout le corps sale. Celle qui, très grande et vêtue d’un blouson asymétrique noir et blanc, chante en vidant les poubelles avec entrain. Celui qui se cache la tête d’une main et brandit de l’autre un écriteau : « J’ai contracté le sida en trompant ma femme, donnez-moi de l’argent pour manger. »

« I’m still loving you », piaille la chanteuse la plus en vogue cet été, comme pour se vanter d’un exploit.



Biarritz, le 2 juillet

À Burguete, notre hôtel est tenu par un homme au sourire philosophique, une femme grave toute vêtue de noir, et leur fille, vêtue de noir mais souriante. L’hôtel est austère, silencieux et outrageusement propre. Notre chambre est d’une sobriété absolue : deux petits lits en bois qui flottent sur le parquet noir luisant, un crucifix au-dessus de la porte et une ampoule suspendue au plafond qu’on allume en tirant une chaînette.

Sur le col de Garnia, nous sommes accueillis par deux chiens. Le premier se met à aboyer d’une voix grave ; le second l’accompagne dans l’aigu. De tout le voyage, nous n’avons pas rencontré d’êtres aussi tendres, sensibles, chaleureux, frissonnants et comiques.

Nous croyions la vallée semée de roches blanches : ce sont des moutons !

Biarritz, le 3 juillet

À Bayonne, les jeunes sont beaux et belles comme des épées.

Délicieux pique-nique au confluent de la Nive et de l’Adour.

Pour moi, les œuvres d’Ingres distillent des secrets. Aujourd’hui, par exemple, dans le foulard oriental enserrant les cheveux de la baigneuse, j’ai vu de l’ironie

Serge lit les annonces dans Libération. « Anne Helin et Christian Soudre se marient aujourd’hui. » Il prononce les noms et dit qu’ils ont l’air fictifs. Je les prononce à mon tour. Un problème d’euphonie pareil est en effet inouï.

Bordeaux, le 6 juillet

Les mots sont parfois trop beaux. Le mot « landes », par exemple. Le « l » offre une sorte de point de vue en surplomb, le « a » ouvrant une perspective large et le « andes » donnant à l’ensemble un caractère exotique. Serge et moi avions imaginé les landes comme un grand territoire lunaire, enveloppant et sauvage. La forêt de pins symétrique qu’elles sont en réalité ne peut que décevoir.

J’ai rêvé que j’avais planté des oignons dans des boîtes pleines de cahiers de notes et de feuilles de papier. J’étais émerveillé de voir qu’ils avaient réussi à pousser.