Ce n’est pas moi (correspondance) — 2002

Ce texte, publié dans la revue ETC, présente un échange épistolaire. Il a pour point de départ le refus de Michael Delisle, écrivain, de donner une photo pour accompagner un portrait écrit que Charles Guilbert a fait de lui. Il y est question de l’identité, de l’écriture et de l’autorité.

Texte paru dans ETC, n° 59, 2002, p. 20-21

PROJET SUIVANT

Texte intégral

Travaillant à une installation intitulée Les Personnes, j'écris, de 1995 à 1997, une série de textes poétiques brefs qui sont, en fait, des portraits de gens que je connais, de près ou de loin. Mon intention est de les présenter dans de grands cahiers ouverts, coiffés simplement d'initiales et accompagnés de photographies des personnes en question. J'entreprends alors un long processus : expliquer à chacun mon projet, lui faire lire le texte le concernant et lui demander une photo. Trente-cinq des trente-six individus interpellés acceptent ma proposition. Ils m'envoient toutes sortes de photos, du photomaton à la mise en scène savante, images anciennes ou actuelles, floues ou précises, en noir et blanc ou en couleur, sur lesquelles ils sont parfois identifiables, parfois non. Seul M. D. refuse. C'est dans ce contexte que nous échangeons les deux lettres qui suivent. Il y est question, je crois, de quelque chose qui peut ressembler à une obsession du réel...


M. D.

Il est jaune comme l'ironie. Ses souliers ne font pas de bruit. Pas même sur les planchers de chêne. Pourtant, il fuit. À toute allure. Apeuré par ses propres prophéties.



Isle-aux-Grues, le 17 juin 1997

Cher Charles,

J'ai bien reçu ton beau petit texte. Intéressant. Bien ramassé comme tableautin. Évidemment, je ne suis pas d'accord avec la légèreté de mon soulier aérien (je fais nettement 170 livres, tu sais). Évidemment, je ne suis pas d'accord avec cette peur endogène que tu attribues à M.D. au point de le faire fuir. Évidemment, je trouve que c'est une projection de ta propre peur face aux dites prophéties; c'est toi, cher Charles, qui fuit à toute allure dans les corridors. J'ai même pensé t'envoyer, pour tester ma théorie, 1'arcane sans nom : on y voit un squelette impavide, d'un ocre malpropre, avançant dans une vasière où jonche une collection de têtes et de membres qu'il a fauchés de sa faux encore rouge. (C'est une image de la sécheresse du créateur qui s'est brûlé dans une dépense sans pertinence avec son destin.) Imagine une telle prophétie. . . Rassure-toi, je n'en ferai rien.

Et puis, je suis mal à l'aise… 
J'ai bien réfléchi, Charles. Te donner ma photo, c'est un geste qui suppose une caution de ma part. Je te donne la photo de M.D. : je te donne mon aval... Ça me met mal à l'aise, vois-tu, parce que d'une part, et ceci, Charles, est fondamental : tu as le droit de le dire. M.D. est un personnage, ce n'est pas moi et je ne veux pas y être mêlé. Si tu tiens à le garder, il te faudra alors les couilles pour l'assumer tout seul. C'est ça, 1'autorité. Dans ce sens. Les Personnes ne risque-t-il pas de virer en mégaprojet de déresponsabilisation ? Que de questions...

Je te souhaite un bon succès pour ton entreprise. Je suis sincère. Le titre est bon et ça, c'est toujours de bon augure. Fais ce que tu veux du texte M.D. (qui, je le répète, est bon en soi) mais une implication concrète de ma part me rendrait trop mal à l'aise. Je te souhaite de bonnes vacances, et je t'embrasse.

Michael Delisle


Montréal, le 18 juin 1997

Cher Michael,


Je te remercie de la rapidité avec laquelle tu as répondu à ma proposition et du sérieux que tu as mis pour formuler ta réponse. Ta lettre contient beaucoup d'idées et de questions riches. Si je t'écris une lettre à mon tour, ce n'est pas pour te convaincre du bien-fondé de ma proposition mais simplement pour donner suite à tes réflexions.

D'abord, tu dis que mon portrait de M. D. est un autoportrait. Portrait, autoportrait, projection? Il y a, à n'en pas douter, ambiguïté. À l'entrée de l'exposition, il y aura d'ailleurs une citation de Proust qui, me semble-t-il, éclaire cette ambiguïté : « (...) même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons « aller voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.»

C'est dans cette perspective que j'ai demandé aux personnes qui ont inspiré mes « portraits » de me donner une photo : non pas pour créer une unité entre la photo et le texte, mais plutôt pour créer une tension, pour poser la question du rapport aux personnes, pour questionner l'écart entre le texte de l'autre et l'image de/à soi. Tu dis, et je t'en remercie, que le titre de l'exposition est bon : tu sais sans doute que le mot « personne », d'origine étrusque, signifiait « masque de théâtre » et qu'en latin, « persona » signifie à la fois personne et personnage... Il y a, au cœur même du mot, un curieux frottement entre la fiction et la réalité. C'est ce que j'ai envie d'explorer dans « l'œuvre » multidisciplinaire que je crée. Du titre et du contexte, il faut tenir compte, je crois. Pour ce qui est du texte que j'ai écrit, je comprends que tu doutes de son exactitude. D'ailleurs, j'en doute un peu (nécessairement) moi-même... Je tiens seulement à préciser que le soulier aérien est une image, peut-être trop floue, qui renvoie directement à quelque chose que tu m'as dit de toi-même il y a quelques années : tu disais que ta présence était fragile, presque fantomatique, que souvent les gens ne sentaient pas ta présence. Je ne sais si cela a un rapport avec le poids, je ne sais si cela a changé. Tu sais, les portraits sont fragiles non seulement parce qu'ils sont chargés des notions du portraitiste, mais aussi parce qu'ils sont toujours forcément inactuels (comme le sont les personnes elles-mêmes).

Quand tu parles de cette question du poids et du soulier aérien dans ta lettre, c'est bien de l’ironie que tu fais, n'est-ce pas ? Pour ce qui est du mot apeuré, j'avoue qu'il est un peu fort, plutôt du côté de la fiction : il s'est imposé assez tard dans la composition du tableautin. Il amène quelque chose de dramatique et de musical, il insiste sur la force et l'importance des prophéties. (Mais ta lettre, qui fait référence à l’arcane sans nom témoigne bien, me semble-t-il, de ta fascination pour les peurs et les prophéties.)

Quant aux mots il fuit, je dois dire que c'est l'impression que j'ai souvent eue. Sans faire de chantage aucun, je dirais que ton refus va un peu dans le sens de la fuite. « M. D. est un personnage, ce n'est pas moi (...) » J'aime cette phrase. «(...) et je ne veux pas y être mêlé ». Je te le répète : je le respecte absolument. J'en arrive à la dernière partie de ta lettre, vraiment la plus intéressante. En abordant les questions de l'autorité et de la responsabilité, tu touches des points sensibles. Ces questions sont à la base de tout, pour moi : de la création comme des rapports interpersonnels. Sans vouloir être complaisant, je dirais que je suis heureux qu'elles fassent saillie dans ta lettre puisque ce sont des questions qui m'animent. Même si elles restent ouvertes, j'aurais des réponses provisoires à donner.
 Si dans un sens il y a déresponsabilisation de ma part parce que, dis-tu, je cherche une caution, force est d'admettre qu'il y a aussi responsabilisation puisque je rends compte aux personnes concernées de ce que j'écris et que j'accepte les conséquences de cet acte (il y a l'idée de réponse dans responsabilité, donc l'idée d'un dialogue).
 Quant à l'autorité, je crois qu'elle peut se manifester de toutes sortes de façons. Pour le moment, je ne conçois pas l'autorité dans l'absolu, sans autres (Les Personnes est d'ailleurs créé à deux). Il y a plusieurs définitions de l'autorité dans le dictionnaire, entre autres celle-ci : 

« supériorité de mérite ou de séduction qui impose l'obéissance sans contrainte, le respect, la confiance » ou 

« le fait de s'imposer, de servir de référence, de règle, par le mérite reconnu ». J'ai bien l'impression, dans l'échange avec les personnes à partir des portraits, de jouer avec l'autorité. Bien sûr, c'est plus délicat de jouer à ce jeu avec un auteur... Enfin, j'en arrive à la question de la caution : il y a dans mon projet, je crois, à la fois du risque et de la précaution, oui. Et puis, l'idée d'un engagement avec les personnes me plaît. Mais ce faisant, comme tu le dis, je cherche peut-être une assurance, une sécurité... Toi, si tu refuses de me donner une caution en me donnant une photo, tu le fais pourtant un peu en accordant des qualités à mon texte, en me donnant « le droit de le dire » et en disant que le titre de mon exposition est de bon augure... Comment y échapper ? Ta caution, dans un autre sens, celui de « sujet à caution », je la sens aussi parce que tu fais preuve de prudence et que tu soulèves avec attention les problèmes. De cette attention, du sérieux de ton analyse, vraiment, je te remercie.

Il est fort probable que je publie le texte M. D. Je ne sais pas encore quelle image l'accompagnera.

Amitiés.
 Profite bien du vent de l'île...

Charles